De l’utilité de la course à pieds dans les arts martiaux internes

 

L’utilisation de la course à pieds dans l’entraînement des arts « martiaux » internes[1] est rarement  évoquée, comme si elle était d’un usage contraire à la pratique spécifique des arts internes. La course étant qualifiée d’ « externe » est par là même disqualifiée, tout cela sans trop savoir pourquoi exactement. Peut-être que la croyance dans le qi (chi) et ses prouesses martiales : chemise de fer, projection de qi à distance, dispenserait d’intégrer la course à pied dans son entraînement ! D’autre part, le taiji quan ayant évolué vers une pratique de détente/santé et s’adressant souvent à des personnes du 3e ou 4e  âge (parfois limitées dans leurs possibilités physiques), la course à pied devient inadaptée.  Dès lors, si la pratique du taiji quan  est seulement d’ordre méditatif, il n’est pas nécessaire d’aller courir, le déroulement d’un taolu peut suffire à cet usage. Par contre, si on l’envisage d’un point de vue martial, la course à pieds a son utilité. Sous la forme de l’endurance ou en travail fragmenté (alternance d’accélérations et de ralentissements), elle peut s’inscrire dans la pratique des arts martiaux internes à plus d’un titre. La course à pieds permet de travailler sur le rythme cardiaque particulièrement sollicité dans l’action, celui-ci ayant tendance à s’emballer sous diverses pressions émotionnelles, comme la peur. Le principe fondamental est d’éviter d’être essoufflé au bout de quelques mouvements et déplacements accélérés. L’essoufflement neutralisant notre capacité à nous défendre avec efficacité. Au-delà de l’aspect martial, pour ceux que cela intéresse moins, l’enchaînement d’un taolu d’une centaine de mouvements, avec des alternances de lenteur et vitesse, des sauts, des positions basses engendre une accélération du rythme cardiaque qu’il faut parvenir à gérer afin d’aller au bout.

 

Des principes de l’interne (et du bon sens) dans la course à pieds.

 

Courir les épaules relâchées, c'est-à-dire sans crispations, la tête droite comme étirée afin de redresser la colonne vertébrale (le point bai hui au niveau du sommet du crâne peut être un repère), l’intention sur le point ming men, comme pour pousser vers l’avant, sont des éléments relatifs à la pratique interne qui s’intègrent dans la course à pieds, permettant d’avoir une conscience de son corps dans le mouvement et d’éviter de l’abîmer. Par exemple, l’étirement de la colonne vertébrale en même temps qu’un enracinement vers le sol (soit deux directions opposées – principe yin et yang) empêche le tassement des vertèbres lombaires[2]. Le principe du Yi, « intention », que l’on retrouve dans les arts martiaux chinois est un élément que l’on peut utiliser également lorsque l’on court. L’objectif, sur un travail d’endurance, étant alors de se fixer un point à atteindre (en dosant avec équilibre possibilités musculaires, cardiaques, articulaires) et de mettre en action le Yi pour y parvenir. Bruce Lee (1940-1973), pour qui l’externe et l’interne se combinaient, avait intégré la course à pieds dans son entraînement[3]. Il en a tiré quelques principes dignes d’intérêt, qui échappent souvent à des pratiquants de taiji quan enfermés dans leur muraille de qi. Il recommandait, en effet, de courir « trois fois trente minutes par semaine » afin de « tonifier le cœur et les poumons ». Le footing était aussi pour lui  « une forme de relaxation »[4].

 

Améliorer l’entraînement martial avec la course à pied

 

C’est en jouant sur les alternances de rythmes (lent/rapide), que l’on trouvera les aspects les plus intéressants de la course, par rapport à l’art martial. L’entraînement sous la forme de combat avec un ou plusieurs partenaires montre que des temps d’accélérations et de ralentissements se succèdent. L’une des difficultés étant de parvenir à accélérer une seconde fois, soit pour attaquer à nouveau ou échapper à une attaque. La question du souffle (rythme cardiaque) est ici prééminente, elle est liée à un principe de réalisme tant sur le plan physique, c’est à dire la capacité à continuer l’action entamée, que sur le plan de la sécurité dans une perspective d’auto-défense et donc de danger réel : il s’agit tout simplement d’être encore capable de courir pour s’échapper, la survie étant le but recherché.  Ainsi, pour mon professeur de self défense, R. ZEMB, il est nécessaire d’intégrer des accélérations, si l’on souhaite que le footing ait une réelle utilité martiale[5]. Bien sûr, ces dernières étant à réaliser sans violence dans l’effort, afin d’habituer le cœur à ces changements. Cet entraînement spécifique, impose le contrôle de son rythme cardiaque pour ne pas être dans l’excès.

 

Contrôler son rythme cardiaque

 

 On calcule ainsi le nombre pulsations sur 15 secondes en prenant son pouls dès l’arrêt de la course. Cela correspond, si on multiplie le chiffre obtenu par 4 à la fréquence cardiaque sur une minute (la fréquence cardiaque étant le nombre de battements du cœur sur un temps donné). Puis, on calcule la capacité de récupération après une minute : prise de pouls sur 15 secondes, on multiplie le chiffre par 4 également. Ces deux chiffres doivent être ensuite comparés, plus le second chiffre est éloigné du premier, plus la récupération est importante. Le cœur est un muscle fonctionnant à l’image d’une pompe qui doit être capable de monter en intensité mais aussi de redescendre. Un exemple illustre cela : les enfants ont un rythme cardiaque extrêmement accéléré à l’effort (plus de 150 à 160 battements par minute) et récupèrent très rapidement (en moins d’une minute les battements peuvent redescendre à 80 battements par minutes –BPM).

 

Exemple de prises de pouls :

 

AGES

BPM après 30 minutes footing

BPM 1 minute après la 1ère prise

Taux de récupération

50

40 x 4 = 160

28x4 = 112

(40-28)x4 = 48

37

45 X4 = 180

30x4 = 120

(45-30)x4 = 60

 

 

 

Attention : fréquence cardiaque maximale à ne pas dépasser (sauf dans le cas des sportifs entraînés) : 220 – âge (en moyenne). Par exemple, un homme de 40 ans doit éviter de dépasser 220 – 40 = 180 BPM[6]. Cette adaptation cardio-respiratoire est propre à chaque individu et ne doit pas faire l’objet de comparaison avec d’autres personnes, les chiffres pouvant varier en fonction d’un état de fatigue, du niveau d’entraînement. Ce qui importe est d’améliorer cette performance par rapport à soi-même.

 

 

La course à pieds trouve des similitudes avec les principes du taiji quan, on peut encore une fois rappeler des éléments communs comme l’idée de relâchement et la non-résistance. Mais c’est peut-être la « simplicité » qui résume le mieux ces liens entre les deux pratiques. Simplicité de la démarche, aller courir ne demande rien de plus que de la bonne volonté, il en va de même pour exécuter un enchaînement de taiji quan. Complémentarité aussi, entre les deux disciplines, l’une pouvant aider à entraîner le cœur aux accélérations du rythme cardiaque, l’autre permettant de travailler sur un retour au calme après un effort plus poussé. La popularisation du taiji quan comme art de santé a eu pour effet de le disqualifier comme art de combat dans l’esprit du plus grand nombre[7]. Dans l’imaginaire collectif, le taiji quan se résume à l’idée de lenteur et de bien être.  On ne parvient pas à l’envisager autrement et dans ces conditions, il semble finalement plus sain, de ne pas l’associer à du combat (sport ou self défense)[8]. Par contre, si l’on change de perspective et que l’on replace le taiji quan et ses principes dans leurs essences martiales, la donne change. Le taiji quan redevient une possibilité de self défense, avec la course à pieds, à laquelle on peut ajouter le travail de renforcement de parties du corps comme le tranchant des mains, le bout des doigts qui s’affutent[9]….

 Thierry VICENTE


[1] Arts internes ou arts « martiaux » internes ? La notion de martialité dans la diffusion des pratiques comme le taiji quan étant discutable, la dimension martiale se réduisant souvent à la seule explication d’un geste pour une meilleure mémorisation du taolu. Il va sans dire qu’on parle bien du taiji quan comme art de combat (tel que, envisagé par le maître Su Dongchen, par exemple : http://www.youtube.com/watch?v=O2W2tW1M9gA).

 

 

[2] Dans un article, (revue Energies, n°2, décembre 2005, p.30 à 33), G. Bonnefoy indique d’autres principes des arts internes à associer à la course, qui complètent ou rejoignent ceux évoqués dans cet article.

Par contre, sa référence au « pas glissé » du bagua zhang (p.33) comme image de l’enracinement  me semble porter à confusion, « tang ni bu» consistant justement à glisser dans la « boue » et non pas à s’y enfoncer, mais à chacun sa pratique. Pour autant, dans le «tang ni bu » ou le « gen bu » du bagua zhang le centre de gravité est bien descendu et le pied arrière enraciné afin de permettre la propulsion.

 

 

[3] Gérard Bonnefoy, revue Energies, n°2, décembre 2005, p.30 à 33.

 

[4] G. Bonnefoy, op.cit

 

[5] Des variantes dans la course à pieds pour affiner l’utilité martiale, consistent par exemple à courir en arrière en insistant sur le travail périphérique du regard.

 

[6] Merci à Consiglia Ciaburri (professeur de gymnastique et de taiji quan) pour la précision des détails techniques donnés sur les calculs de BPM.

 

[7] J’ai toujours en tête, ce petit sourire, presque narquois, esquissé par un camarade pratiquant la boxe thaï et trouvant peu sérieux d’utiliser le taiji quan pour se défendre.

 

[8] Le danger résidant, en matière de self défense, dans la croyance de pouvoirs quasi surnaturels liés au qi.

 

[9] Travail de frappes sur des sacs de sable, de billes…